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Rapport de la mission d’observation en Tunisie du 9 mars 2002

par | 14 mars 2002 | Commission d'observation de procès à l'étranger


1. Rappel des faits

Ces trois personnes avaient été condamnées par défaut, en juillet 1999, à des peines de neuf ans et trois mois de prison pour appartenance à une association interdite (le Parti communiste ouvrier tunisien), propagation de fausses nouvelles et diffamation de l’Etat, qui sont les délits de droit tunisien appliqués pour poursuivre toute personne faisant des déclarations publiques en opposi- tion à la politique gouvernementale. Aucun acte de violence, ni délit de droit commun n’avait été retenu contre eux. Ils avaient été poursuivis uniquement pour leur activité politique.

Les trois prévenus vivaient déjà à l’époque dans la clandestinité et n’avaient pas comparu devant le Tribunal correctionnel de Tunis dans le cadre d’un important procès dirigé contre dix-sept autres opposants au régime tunisien, essentiellement des étudiants, qui avaient fait l’objet de graves sévices lors de leurs interrogatoires par la police et qui avaient été condamnés à de lourdes peines d’emprisonnement ferme. L’avocate de certains des accusés, Me Radhia NASRAOUI, épouse de Hamma HAMMAMI, avait également été poursuivie lors de ce procès et condamnée à une peine de six mois de prison avec sursis.

Hamma HAMMAMI (qui est le leader du Parti communiste ouvrier tunisien) et ses deux amis ont décidé au début de cette année de sortir de la clandestinité et de relever, comme la loi tunisienne le permet, le défaut du jugement rendu par contumace contre eux. Leurs avocats ont déposé les requêtes à cet effet et l’audience de jugement fut fixée pour le samedi 2 février.

Conformément à la loi de procédure pénale tunisienne, largement inspirée du droit français, l’opposition – si elle est déclarée recevable – a pour effet d’annuler le jugement rendu par défaut et les condamnés par contumace doivent faire l’objet d’un nouveau procès mené conformément aux règles usuelles applicables à une cause traitée pour la première fois devant l’autorité de juge- ment. Cette procédure ne se distingue pas de celle applicable dans tout Etat de droit démocratique.

L’audience du 2 février n’a de fait jamais eu lieu en raison des événements décrits dans le rapport du 4 février du soussigné. Cela n’a pas empêché le Tribunal de rendre un jugement confirmant les peines prononcées contre les trois accusés dans le cadre du jugement rendu par défaut le 14 juillet 1999.

Rappelons qu’en violation flagrante des dispositions de la loi tunisienne de procédure pénale, la Cour correctionnelle, lors de l’audience du 2 février, n’a pas procédé au moindre interrogatoire des accusés (ni même au contrôle de leur identité) et la procédure n’a pas été reprise depuis le début, comme cela aurait dû être le cas selon les dispositions légales tunisiennes applicables à l’opposition formée contre un jugement rendu par défaut.

La Cour correctionnelle a, toutefois, rendu un jugement motivé justifiant la confirmation de peines prononcées en 1999 sur la base des déclarations faites à la police par les coaccusés de Hamma HAMMAMI et de ses deux compagnons lors du procès du 14 juillet 1999. Il y a lieu de rappeler à ce sujet que les 17 autres personnes condamnées en 1999 avaient, lors de leur procès, contesté les déclarations faites à la police et dénoncé le fait que leurs  » aveux  » avaient été extorqués sous les effets de la torture.

2. Procédure d’appel

Dans leur appel, les avocats de Hamma HAMMAMI et de ses deux compagnons avaient non seulement dénoncé les conditions dans lesquelles le pseudo procès du 2 février s’était déroulé, mais encore contesté l’authenticité des moyens de preuves retenus contre les condamnés. Ils ont demandé l’audition en qualité de témoins des personnes dont les déclarations ont été reproduites dans les considérants du jugement faisant l’objet d’appel.

Les avocats ont également protesté contre le fait de n’avoir reçu qu’une photocopie de très mauvaise qualité du jugement du 2 février, dont il manquait une page (!), de n’avoir pas pu obtenir de photocopies du dossier, ni même pu le consulter, si ce n’est partiellement la veille de l’audience devant la Cour d’appel (!), et de n’avoir pas été en mesure de pouvoir s’entretenir dans des conditions normales avec les trois accusés, la plupart de leurs avocats n’ayant même pas pu les voir.

Quant au sort des condamnés, il faut savoir que Hamma HAMMAMI a été placé dans le quartier des condamnés à mort de la prison de Tunis. Ses deux compagnons d’infortune sont dans de gran- des cellules dans lesquelles sont détenues environ 200 personnes, dont la moitié doit dormir par terre. Abdeljabbar MADDOURI a commencé une grève de la faim afin de pouvoir recevoir la visite de son fils de 4 ans.

En arrivant au Palais de justice le samedi 9 mars, les quelques 40 observateurs judiciaires provenant de divers pays et représentants diverses organisations luttant pour le respect des Droits de l’Homme, les droits et libertés des citoyens et contre la torture ont été impressionnés par l’important service d’ordre mis en place. La rue Babnet, sur laquelle donne le Palais de justice, était totalement fermée à la circulation automobile.

Tous les accès aux divers bâtiments du Palais de justice étaient sous contrôle d’un important dis- positif policier, qui ne laissait passer que les avocats et leurs collaborateurs, ainsi que le personnel de l’administration judiciaire. Le public, les observateurs et des journalistes étaient refoulés. Le soussigné a fait valoir en vain sa qualité de membre des autorités fédérales suisses. Les intéressés étaient invités à obtenir une accréditation auprès d’une agence para-étatique (l’Agence tunisienne de communications extérieures). Le soussigné et un journaliste se sont prêtés à l’exercice qui s’est heurté à une fin de non recevoir.

Finalement, les avocats étrangers ainsi que certains représentants d’organisations humanitaires ont été autorisés à accéder, comme les délégués de certaines missions diplomatiques, à la salle d’audience de la Cour d’appel qui était pleine d’avocats (80 avocats se sont constitués par solidarité pour assister les accusés) et de policiers en uniforme et en civil. Seuls quelques membres de la famille des accusés ont pu accéder, non sans peine, à la salle d’audience. Quant au nombreux public tunisien, dont de nombreuses personnalités, il a été totalement refusé d’accès, comme les journalistes non accrédités qui étaient « persona non grata« .

L’audience a débuté dans un climat tendu en raison de l’état de siège du Palais de justice dénoncé avec vigueur par les premiers avocats à intervenir. La publicité des débats, garantie par la loi tunisienne, était bafouée. « Du jamais vu », selon les avocats tunisiens habitués aux procès politiques.

Dans leurs plaidoiries, les avocats n’ont pas abordé le fond de la cause et se sont bornés à invoquer avec fougue la violation grossière des droits élémentaires de la défense, à savoir le droit d’accès au dossier et celui de conférer librement avec les accusés, ainsi que le droit à l’audition de témoins sur les griefs retenus contre les accusés et qui sont contestés par la défense.

La Cour d’appel, sans se prononcer sur les griefs de la défense, a reporté les débats au samedi 30 mars en spécifiant que ceux-ci seront repris en l’état de la procédure, c’est-à-dire au stade des plaidoiries. Il en résulte, même si une décision formelle n’a pas été prise à ce sujet, que la demande d’audition de témoins a été rejetée, ce qui n’a rien d’étonnant puisque, lors des nombreux procès politiques auxquels le soussigné a assisté, il n’a jamais vu le moindre témoin.

Les avocats n’ont reçu aucune garantie quant à l’accès du dossier, ni quant au droit de visite des accusés. La date de report des débats (samedi de Pâques) n’est pas anodine. Les autorités tunisiennes espèrent que cette date freinera la venue d’observateurs et de journalistes étrangers.

3. Conclusion

Si les débats devant la Cour d’appel se sont déroulés de manière relativement calme et que la Cour, qui ne pouvait décemment pas faire autrement, a dû concéder le report des débats pour que les avocats de la défense puissent accéder au dossier, il n’empêche que le procès porte sur des faits – essentiellement la distribution de tracts et l’appartenance à un mouvement politique interdit, alors que les accusés n’ont fait recours à aucun acte de violence et qu’ils rejettent cette forme d’action – qui relèvent de la liberté d’expression et d’association garantie par la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, à laquelle l’Etat tunisien a souscrit en adhérant à l’Organisation des Nations Unies.

Ce procès ne fait qu’illustrer la politique de répression implacable du pouvoir tunisien à l’égard de toute personne qui ose critiquer publiquement la politique menée par les autorités de ce pays (ce qui constitue, selon le droit d’exception tunisien, le délit de propagation de fausses nouvelles et de diffamation de l’Etat) et le refus de ce pouvoir d’autoriser le moindre groupement d’opposition, même modéré, qui voudrait se constituer dans ce pays qui est soumis au régime du parti uni- que de son Président.

Ce procès met également en évidence le manque total d’indépendance du pouvoir judiciaire tunisien – dénoncé par un courageux juge qui, de ce fait, a été démis de ses fonctions – pouvoir qui reçoit des consignes d’en haut et dont les décisions sont connues d’avance, le Procureur ne se donnant même pas la peine de s’exprimer lors des audiences. Les débats sont caractérisés par l’absence totale de moyens de preuves avancés par l’accusation pour démontrer la réalité des griefs retenus contre les accusés. Les procès politiques pour délits d’opinion se déroulent sans la moindre procédure à charge et à décharge, l’accusation étant dispensée de prouver les faits allégués autrement que par des rapports de police, dont les auteurs ne sont jamais entendus, et la défense ne pouvant pas faire valoir des preuves à décharge, l’audition de témoins étant systématiquement refusée.

Non seulement les accusés n’ont pas bénéficié d’un procès équitable au sens où on l’entend dans un Etat de droit, mais encore ils n’ont pas même eu droit à un procès digne de ce nom. Ils ont été privés de la première instance de juridiction, qui devait permettre d’instruire la cause et se trou- vent directement en appel devant une Cour dont on peut douter, au vu de sa pratique, qu’elle annule le jugement de première instance et renvoie la cause devant le Tribunal correctionnel, comme il devrait normalement le faire. Dès lors, on ne peut, hélas, que craindre la confirmation des peines dans le cadre d’une procédure purement formelle qui ne constitue qu’une parodie de la justice.

 

Christian GROBET
Avocat au barreau de Genève
Conseiller national
Ancien Président du Conseil d’Etat de la République et canton de Genève